Frank Zappa
Frank Zappa fait probablement parti de ces musiciens complexes à aborder. En effet, outre sa contribution à l’évolution globale de la pop mais aussi de certaines mentalités qui consistaient à ne prendre la musique qu’au premier degré alors que lui passait son temps à jouer avec l’humour, il possède une discographie aussi pléthorique que complexe. Jazz-rock, métal, pop, rock, funk ou reggae, rien ne l’effrayait. Il pouvait s’amuser de « Stairway to Heaven » de Led Zep en le reprenant à la sauce reggae, ou élaborer des albums complexes, tortueux et parfois limites inaudibles. Ce n’est pas un hasard s’il produisit l’un des albums les plus complexes à écouter de Captain Beefheart, son ex-comparse, à savoir « Trout Mask Replica ».
Waka / Jawaka représente probablement, à mes yeux, l’un des disques les plus aboutis et les moins décousus du Zappa première période (à l’exception de son premier et excellent album, plus proche d’une pop psyché façon Syd Barrett). Si tout démarre sur le ton du jazz rock, il va oublier bien vite d’en faire quelque chose de pompier, représentatif de ce style musical, qui durant les années 70 va produire quelques daubes inaudibles pour aboutir sur l’un des trucs les plus horripilants que je connaisse, à savoir Magma. Bref, le premier morceau, qui occupe presque entièrement la première face de l’album, s’enfonce directement dans le vif du sujet, avec une intro hystérique, jazz-rock, truffée de cuivres maltraités, de guitares saturées et passées au travers de divers effets. Mais là encore, si le morceau est un instrumental complet, on ressent les traits d’humour de ce génie qui prenait son art très au sérieux. La déconne, oui, mais faite avec professionnalisme et réflexion. Le morceau part ensuite longuement dans des digressions qui, chez le groupe lambda seraient devenues bavardes et rébarbatives, alors qu’ici, on s’approche d’un Miles Davis période « On the Corner » ou « Bitches Brew » sortis à la même période. Zappa reprend peu à peu les commandes et retrouve le thème central du morceau en toute fin, alors que 17 minutes viennent de s’écouler sans qu’aucune ne semble superfétatoire.
« Your Mouth », blues à dénuder de la stripteaseuse dans un bar miteux se fend la pipe et prouve en trois minutes l’exact contraire de ce que Zappa a démontré dans le morceau précédent. S’il sait faire compliqué et long, il sait fait faire concis et efficace au travers de mélodies indentifiables en quelques instants.
La seconde face s’ouvre un peu comme la première se refermait. Une autre forme de blues, portée par une voix féminine qui amène un peu de douceur, bien vite explosée. En effet, le morceau s’évertue rapidement à partir dans tous les sens possible, jusqu’à finir en sorte d’Americana avec une partie de slide parfaite. « It Just Might Be A One-Shot Deal » est justement l’illustration de ce que peut être le sens de l’humour de Zappa, qui termine le morceau en un truc Free-jazz, pour enfin finir sur une note bluesy décalée. Le morceau ne gardera pas la moindre ligne conductrice, le rendant ainsi très difficile à suivre.
« Waka / Jawaka », qui s’enchaîne sans temps mort, reprend plus ou moins le même schéma que le premier titre, avec une forme plus rythmé et surtout un souffle asse étrange qui peut sonner comme la bande son d’un film des années 70. Synthés passés à la Wah-wah, là où E.L.P. en aurait fait un truc boursouflé, Zappa toujours sur un fil, manque souvent de chanceler, mais parvient toujours à récupérer son équilibre en sachant où se trouvent les limites et comment ne pas les dépasser. Il développe un solo de guitare réussi, qui déjoue le piège de la démonstration pour s’infiltrer dans la musique même, et chaque musicien se taille la part d’un Lion généreux, Ansley Dunbar, le batteur, ayant également son mot à dire lors d’un solo aussi court qu’efficace. Là encore, point de démonstration rébarbative, on garde le rythme pour raccrocher les wagons du thème principal quelques secondes après. Si ce dernier morceau n’a pas le souffle du premier ni l’humour des deux autres, il n’en reste pas moins, dans le genre, très réussi, pour ce qui reste, à mon sens, l’un des tous meilleurs albums du maître Zappa qui en compte des dizaines. Son pendant moins free, « Hot Rats », évoqué brièvement sur la pochette de l’album, vaut également le détour, pour d’autres raisons. Bref, Zappa est sûrement le génie le moins reconnu de nos jours, et son apport sur la musique populaire comme sur la musique plus pointue est gigantesque malgré le fait qu’il soit parfaitement ignoré. Preuve en est, aucune réédition, aucune intégrale, aucun hommage, alors que d’autres, nettement plus anecdotiques, ont droit, chaque année, à la célébration de la date anniversaire, de leur naissance, de leur mort, de leur première dent, de leur première chaussette… La vie est injuste, c’est moi qui vous le dis !
Ensuite, s’il vous venait l’envie d’attaquer l’œuvre de Zappa par la face obscure, je vous conseille, par exemple, le radical « Uncle Meat », œuvre gargantuesque et totalement décalée qui, le temps d’un double album couvre quasiment l’intégralité de l’œuvre de Gong en un seul et même album, la rendant quasiment obsolète en deux heures de temps. Les orchestrations sont d’une complexité déconcertante, et probablement décourageante pour beaucoup. Quoiqu’il en soit, ce disque devrait être écouté au moins une fois par tous les rigolos qui prétendent faire dans la musique expérimentale et barrée. Voilà, cela me semblait juste de remettre les pendules à l’heure !